Bien vivre sa vie

Au soir de la vie

Lorsqu’on m’a demandé, parce que je fais partie d’une équipe de bénévoles dans les soins palliatifs, d’écrire quelques lignes à propos du langage du corps et de la maladie, j’ai accepté d’essayer, mais j’étais perplexe. La présence auprès de grands malades, que parfois on accompagne jusqu’au seuil de leur vie, est un temps hors du temps, que l’on garde en soi avec respect, comme des perles de douceur qu’on se serait échangées. On ne peut guère en parler. Cela se vit dans l’intensité du moment, sans rien analyser. Mais la réflexion m’intéresse : qu’est donc ce langage du corps, qu’est donc le langage de la maladie ?

Si l’on se réfère à la définition du dictionnaire, le langage est “tout moyen de communiquer des pensées ou des sentiments”. Le corps, dont le même dictionnaire nous dit qu’il est “la partie matérielle d’un être animé”, peut-il communiquer sentiments et pensées autrement que par cette forme du langage qu’est la parole ? Certes oui. Mais par manque de temps, par manque d’attention à soi et à cause de la mécanicité d’une vie habituelle, nous n’en sommes généralement conscients qu’en “cas de force majeure”. Ainsi, sous le coup d’émotions intenses comme la peur, que le corps exprime par la pâleur, le froid, la paralysie ou la fuite ; comme la colère qui fait monter le sang à la tête, met de la violence dans les gestes, de l’incohérence dans les attitudes ; ou comme la haine qui fait se serrer les mâchoires et amène dans le corps un élan destructeur.Mais aussi la joie, qui épanouit le visage, fait se tendre les bras, s’ouvrir les mains et laisse le corps rayonner son désir de partage. Dans ces moments, la puissance du langage corporel ne nous échappe pas, alors qu’en dehors de ces plages particulières, il poursuit sa communication, mais de manière si subtile que nous n’en percevons les effets que dans notre manière de réagir aux autres.

Lorsque la maladie s’installe, tout se passe comme si un second langage se superposait au premier. Le corps, par qui se communiquent pensées et sentiments, communique maintenant simultanément, et même prioritairement, son degré d’altération. Ce langage de la maladie, si intense, dramatique souvent, comment l’écouter, le recevoir, comment le laisser s’exprimer pour que dans cette expression même s’amorce l’apaisement ? Comment permettre au malade de trouver, peut-être, dans son histoire, l’ébauche d’une compréhension qui le sorte de l’absurdité et de l’injustice qu’il ressent ? La maladie impose son langage de souffrance et de dégradation au corps qui parfois ne se reconnaît plus et qui souvent ne sait pas, ne sait plus, s’il l’a jamais su, utiliser la parole pour exprimer sa vie.

Il m’est arrivé, lorsque je voyais un malade régulièrement et qu’un lien de confiance s’était créé, de raconter cette petite allégorie indienne qui compare l’être humain à un carrosse, le corps étant le véhicule ; les chevaux seraient nos émotions, le cocher notre mental, et le voyageur le Soi, le Maître intérieur, l’Être en nous. Je la racontais comme un jeu, comme une proposition non dite d’ouvrir timidement une porte sur lui-même, de porter un regard différent sur sa vie, sur sa maladie. A la question : “Qu’est-ce qui correspond au véhicule ?”, la réponse est souvent : “Eh bien… moi” avec un geste du bras un peu vague désignant une personne supposée entière. “Oui, c’est vrai, juste votre corps” “Ah !” La même question concernant l’attelage soulève une grande perplexité. “Oui. Voyez vous-même. Vos émotions font réagir votre corps, le poussent à des attitudes, à des actions qui vous étonnent ou que vous ne souhaitez pas” “Je ne comprends pas comment j’ai pu faire ça ! J’étais en colère …ou … j’avais peur…” tout comme les chevaux emportent le carrosse au gré de leurs impulsions s’ils ne sont pas fermement guidés. Quant au cocher, le mot “âme” est souvent proposé et que ce cocher ne symbolise que notre mental est encore source d’étonnement, voire de déception. Peut-être l’identification au mental est-elle si intense qu’il n’est pas imaginable de le concevoir comme une simple partie de soi ? Ici s’arrête souvent la comparaison ; le tableau semble complet, l’attelage viable, tout comme avait semblé viable si longtemps le corps et son langage habituel…Ne manque-t-il pas quelqu’un ? Le voyageur, le passager, celui qui sait où va le carrosse et qui sait comment faire pour qu’il fasse la route dans de bonnes conditions. Qui en nous est-il ?

Parfois, le jeu continue, le malade et le bénévole font vivre l’histoire du carrosse et mille péripéties se déploient, nées des attitudes possibles de ses différentes composantes. Ce qui se passe ou ne se passe pas, ensuite, dans le transfert possible de l’histoire du carrosse à son histoire tout court est le secret de chacun, le secret du malade.

Mais, plus souvent, le langage du corps qui exprime la maladie ne se sert plus de la parole. Trop d’altérations, trop de souffrances. Les mots ordinaires semblent dérisoires et même déplacés. Le seul dialogue encore possible est celui du langage conscient du corps conscient des bénévoles. Lui seul est encore capable de rencontrer le langage de la maladie. C’est une main qui se glisse dans celle qui se crispe sur les barreaux d’un lit, qui se fait présence et accueille la peur, la douleur. Partage. C’est une main qui recueille avec une douceur infinie le souffle qui cogne au creux du ventre. Ce sont les doigts trempés dans l’eau fraîche qui frôlent les lèvres desséchées. C’est le regard qui accepte et qui touche ces regards encore présents mais déjà si lointains. Ce sont deux bras qui enlacent un vieux corps agité, si léger, tout recroquevillé, pour qu’il puisse s’abandonner au souffle qui le quitte.

Ainsi, parfois, dans les ultimes moments d’une vie, le langage de la maladie de l’un est reçu par le langage du corps conscient de l’autre.
Tout est à sa place.
Tout est bien.
Le voyage peut continuer

Henriette Philizot
Science & Conscience N° 3